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Au pays de Lambert
13 janvier 2011

La mort est mon métier

Grande négociation, hier, avec notre éditeur Xavier Dalmeida, pour si savoir si mon co-auteur Stef et moi-même devions épargner – ou non – l’un des personnages les plus importants de la saga « Black Cristal », à la fin du tome 3. Ben finalement, on va le tuer, comme prévu, au risque de traumatiser quelques milliers de petites têtes blondes. Le syndrome « Fort Alamo » a encore frappé. Et puis surtout, l’histoire fonctionne mieux comme ça – enfin, j’espère.

Je continue en parallèle la rédaction de « Swing à Berlin », puisqu’il faut bien l’appeler ainsi, pour l’instant. Posés à côté de mon clavier : des ouvrages consacrés aux camps de concentration, dont le témoignage de Margarete Buber-Neumann, « Déportée à Ravensbrück » (Points). Ce dernier doit nourrir le monologue de l’un de mes personnages, qui raconte son histoire. Typiquement le genre de scène où l'on essaie de ne pas dire (trop) de conneries... Dans la forme, c’est ce que j'appelle une scène « Indianapolis ». Il y a toujours une scène « Indianapolis » dans mes livres (en référence au long monologue de Robert Shaw, dans « Les dents de la mer », quand il relate à ses compagnons médusés le naufrage d’un destroyer sur lequel il servait, dans le Pacifique). Tout cela n’est pas très joyeux. Le soir, je regarde « Six feet under » et « Les Soprano ». Magnifique, mais pas très joyeux non plus.

Ci-dessous, un extrait de « Swing à Berlin » où l’un de mes personnages est chargé de semer des tracts anti-nazis. C’est un premier jet mais ça vous donnera une idée de l'ambiance :

Thomas marchait dans la vieille ville. Le bruit de ses semelles sur les pavés résonnait un peu trop à son goût. Clac, clac, clac. Les rues étaient étroites et répercutaient bien les sons. Il y avait de la neige d’un seul côté, le plus ombragé. Elle formait des tas blancs sous les fenêtres.

Thomas avait une furieuse envie de pisser. C’était ainsi que se manifestait la peur, chez lui. Il s’imaginait urinant sur la neige qui se creuserait d’un cratère fumant et, bizarrement, cette image le rassérénait un peu. Les boîtes aux lettres étaient incrustées dans les portes. Il avait plié ses papiers en deux, à l’avance. Déposer le premier serait le plus dur. Après, ça irait tout seul, du moins l’espérait-il. Clac, clac, clac. Ses souliers n’en finissaient pas de faire du bruit, comme les chaussures de ces danseurs, dans les comédies musicales américaines. Les gens soufflaient dans leurs mains pour les réchauffer ; lui les gardait dans ses poches. L’air s’échappait de sa bouche et de ses narines en fumerolles blanches. Il respirait vite, peut-être un peu trop pour quelqu’un qui est censé n’avoir rien à se reprocher. Mais il ne pouvait pas contrôler son rythme cardiaque, pas plus que son envie de pisser ou les gargouillements de son ventre qui lui signalaient que le petit déjeuner avait du mal à passer. Pourquoi avait-il mangé autant ? Et surtout pourquoi avait-il autant bu ? Bon sang qu’il avait envie d’évacuer tout ça, maintenant, là, tout de suite. Il s’engouffra dans une impasse, fourra les papiers pliés dans la poche extérieure de sa veste et vida sa vessie contre un mur. Une partie de sa tension intérieure le quitta avec le jet jaune et tiède. C’était mieux comme ça. Plus léger, il retourna dans la rue piétonne. Allez, se disait-il, la première est la plus dure. Déposes-en une. Au moins une. Il ne se voyait pas revenir à l’hôtel et avouer « Je n’ai pas réussi ». Il pouvait toujours fourrer les papiers compromettants dans une poubelle, ni vu ni connu, et prétendre ensuite qu’il avait fait ce qu’il avait à faire. Mais ça aurait été une tricherie des plus moches. Pourtant, c’était tentant. Non, vraiment trop moche. Alors il continua à marcher, les mains dans les poches, ses doigts caressant les tracts qui signeraient son arrêt de mort en cas de pépin. Son cœur battait dans sa tête plus que dans sa poitrine et ses joues rougissaient comme celles d’un amoureux cramoisi. J’y vais à la prochaine boîte. Oui, c’est ça : la prochaine. Mais il enfila une rue et encore une autre sans parvenir à se décider. Clac, clac, clac. Trop de monde, ou une silhouette à la fenêtre. Il y avait toujours un bon prétexte. Tu n’es qu’une poule mouillée. Il se demanda si les autres avaient aussi peur que lui. Il aurait aimé pouvoir se défiler, comme Hermann, au nom de ses sacro-saintes convictions. C’était bien pratique. Il s’insulta mentalement, se traita de tous les noms, comme s’il se donnait des baffes en pensées. Il n’allait pas retourner sur ses pas sans avoir déposé une seule feuille. Il avait commis des vols, par le passé – dans la rue, on se débrouillait comme on pouvait. Mais là, ce n’était pas le même type de peur. C’était comme s’il affrontait le diable en personne. Et puis merde ! Il y avait bien un type, un peu plus loin, mais il regardait une vitrine. Thomas sortit une main de sa poche, une main qui serrait un papier plié, et il la glissa dans l’ouverture horizontale formant une bouche sous la poignée d’une porte. Il se dit qu’il se souviendrait toute sa vie de cette porte, même s’il devait finir centenaire. Elle était en bois massif, peinte en rouge tirant sur le brun, agrémentée d’un heurtoir en fer forgé à tête de lion. Le lion ne le mordit pas. Il ne se passa rien. C’était facile, en définitive. Le garçon continua sur sa lancée. Une porte, encore une autre… clac, clac, clac, clac, de plus en plus vite. Quand il était sûr que personne ne le regardait, il glissait un tract dans la fente sans s’arrêter, sans même ralentir, redoutant toujours d’entendre un « Hé, toi, là-bas, je t’ai vu ! » ou quelque chose de similaire. Il déposa dix papiers en moins de deux minutes. Personne ne l’interpella.

Et là, un lien avec une scène un peu similaire dans le film « Les derniers jours de Sophie Scholl » (les résistants allemands de la « Rose Blanche » font une courte apparition dans mon histoire) :

http://www.youtube.com/watch?v=T01n9n7xTCY&NR=1

À lire, encore et surtout, concernant la vie sous le IIIème Reich, l’extraordinaire « Seul dans Berlin », de Hans Fallada.

Mais, une fois de plus, tout cela n’est pas très joyeux…

9782070312962

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Commentaires
T
Ben dis donc, j'ai de la lecture en retard, moi ;-)
Au pays de Lambert
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